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COUNCIL OF EUROPE
COUR EUROPÈENNE DES DROITS DE L’HOMME
EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 39437/98
présentée par Osman Murat ÜLKE
contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 1er juin 2004 en une chambre composée de:
MM. J.-P. COSTA, président,
A.B. BAKA,
L. LOUCAIDES,
R. TÜRMEN,
C. BIRSAN,
K. JUNGWIERT,
Mme A. MULARONI, juges,
et de M. T.L. EARLY, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 22 janvier 1997,
Vu l’article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante:
EN FAIT
Le requérant, Osman Murat Ülke, est un ressortissant turc, né en 1970 à Rönderoth et résidant à Izmir. Il est représenté devant la Cour par M. Kevin Boyle, professeur à l’Université d’Essex et Me Tony Fisher, avocat à Essex.
Le requérant résida en Allemagne jusqu’en 1985, où il effectua une partie de ses études. Il se rendit alors en Turquie et continua son éducation, ainsi que ses études universitaires.
En 1993, le requérant devint membre actif de l’” association des opposants à la guerre” (“Savaþ Karþýtlarý Derneði ”) (SKD) fondée en 1992. Jusqu’à la fin de l’année 1993, il représenta le SKD lors des divers colloques internationaux dans différents pays. Suite à la dissolution du SKD en novembre 1993, l’” association des opposants à la guerre d’Izmir” (“Izmir Savaþ Karþýtlarý Derneði ”) (ISKD) fut fondée et le requérant assura la présidence de cette association entre 1994 et 1998.
En août 1995, le requérant fut appelé sous les drapeaux. Pacifiste convaincu, il refusa d’effectuer le service militaire et brûla publiquement les feuilles d’appel lors d’une conférence de presse tenue le 1er septembre 1995 à Izmir.
Le 8 octobre 1996, le requérant fut arrêté. Par acte d’accusation du 18 octobre 1996, le procureur militaire près du tribunal de l’état-major général d’Ankara inculpa le requérant pour avoir pratiqué une incitation en vue de dissuader les appelés d’effectuer leur service militaire au sens de l’article 155 du code pénal et de l’article 58 du code pénal militaire. Par un arrêt du 28 janvier 1997, le tribunal de l’état-major général d’Ankara (“le tribunal de l’état-major”) condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de 6 mois et à une peine d’amende sur la base de l’acte d’accusation du 18 octobre 1996. Constatant par ailleurs l’état de déserteur du requérant, le tribunal de l’état-major décida le renvoi d’une ordonnance au procureur militaire près du tribunal de l’état-major en vue de l’incorporation du requérant. Le 3 mars 1997, le requérant se pourvut en cassation. Dans les motifs de son pourvoi, il invoqua, entre autres, les articles 9 et 10 de la Convention et déclara qu’il était un objecteur de conscience. Le 3 juillet 1997, la Cour de cassation militaire confirma l’arrêt de la première instance.
Le 22 novembre 1996, le requérant fut transféré au 9ème régiment attaché au commandement de gendarmerie de Bilecik. Il refusa de porter l’uniforme militaire et d’exécuter les ordres du commandant du régiment. Il fut détenu et placé dans la maison de détention du régiment où il refusa de porter l’uniforme de la prison. Par un acte d’accusation du 26 novembre 1996, le procureur militaire près du tribunal de commandement de la 1ère Tactique des Forces Aériennes d’Eskiþehir accusa le requérant de “désobéissance persistante” et requit sa condamnation en application de l’article 87 du code pénal militaire. Concernant le refus du requérant de porter l’uniforme de la prison de détention, par un arrêt déféré du 2 décembre 1996, le tribunal de commandement de la 1ère Tactique des Forces Aériennes d’Eskiþehir (“le tribunal de commandement”) condamna le requérant à une mesure disciplinaire de restriction du droit de recevoir des visiteurs pendant 15 jours. Finalement, par un arrêt du 6 mars 1997, le tribunal de commandement condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de 5 mois. Le 4 juillet 1997, la Cour de cassation militaire confirma l’arrêt attaqué.
Libéré le 27 décembre 1996, le requérant ne se rendit pas à son régiment. Par acte d’accusation du 7 mars 1997, le procureur militaire près du tribunal de commandement inculpa le requérant de désertion et de “désobéissance persistante”. Par un arrêt du 23 octobre 1997, le tribunal de commandement condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de 10 mois et à une peine d’amende.
Le 29 mai 1997, le requérant fut mis en liberté à condition qu’il se rende à son régiment pour remplir ses obligations militaires le 31 mai. Ne s’étant pas conformé à cette condition, il fut arrêté le 9 octobre 1997 et fut transféré à la prison d’Eskiþehir afin d’y purger la peine de réclusion criminelle prononcée par le tribunal de commandement à dater du 6 mars 1997. Par un acte d’accusation du 16 octobre 1997, le procureur militaire près du tribunal de commandement requit la condamnation du requérant pour désertion entre les dates de 31 mai 1997 et 9 octobre 1997. Par un arrêt du 22 janvier 1998, le tribunal de commandement condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de 10 mois. Par un arrêt du 30 septembre 1998, la Cour de cassation militaire confirma l’arrêt rendu en première instance.
Le 26 janvier 1998, le requérant fut escorté à son régiment à Bilecik. Il fut arrêté en raison de son refus de porter l’uniforme militaire. Par un arrêt du 11 juin 1998, le tribunal de commandement condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de 7 mois et 15 jours. Le 7 octobre 1998, la Cour de cassation militaire confirma l’arrêt attaqué.
Escorté à son régiment le 20 mars 1998, le requérant fut arrêté le 21 mars 1998 pour son refus de porter l’uniforme militaire. Par un arrêt du 4 mai 1998, le tribunal de commandement condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de 7 mois et 15 jours pour “désobéissance persistante”. Le 7 octobre 1998, la Cour de cassation militaire confirma cet arrêt.
Le 4 mai 1998, le requérant fut renvoyé à son régiment où il refusa de porter l’uniforme militaire. Par un arrêt du 11 juin 1998, le tribunal de commandement condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de 7 mois et 15 jours. Le 7 octobre 1998, la Cour de cassation militaire confirma l’arrêt rendu en première instance.
Libéré le 24 novembre 1998, le requérant fut transféré à son régiment et refusa à nouveau de porter l’uniforme militaire. Poursuivi et arrêté, il fut condamné à une peine d’emprisonnement de 7 mois et 15 jours par le tribunal de commandement le 26 novembre 1998. Le 22 septembre 1999, la Cour de cassation militaire confirma cet arrêt.
“Le service patriotique est un droit et un devoir pour chaque Turc. La loi réglemente les modalités suivant lesquelles ce service sera effectué ou considéré comme effectué au sein des Forces armées ou dans le secteur public.”
Les dispositions juridiques en vigueur régissent uniquement l’accomplissement du service national au sein des forces armées. La loi ne prévoit pas un service civil de remplacement.
L’article 1 de la loi no 1111 du 17 juillet 1927 sur le service militaire dispose:
“(...) tout homme de nationalité turque est astreint au service militaire.”
Selon l’article 10 § 2 de la loi no 1111 sur le service militaire, dans le cas où le nombre d’appelés est supérieur aux besoins de l’armée, les conscrits peuvent accomplir, après avoir suivi une formation militaire de base, un service militaire court en échange du paiement d’une taxe ou peuvent terminer leur service national dans le secteur public.
Le code pénal militaire précise qu’une fois inscrits au registre du service militaire, les appelés doivent se présenter à l’unité militaire désignée. A défaut, l’appelé est considéré comme illégalement absent et peut être frappé d’une sanction pénale au titre de l’article 63 du code pénal militaire. Tout acte additionnel de désobéissance est considéré comme une “désobéissance persistante” et tombe sous le coup de l’article 87/1 du code pénal militaire.
L’article 155 du code pénal se lit comme suit:
“(...) Dissuasion du service militaire
Est passible de deux mois à deux ans d’emprisonnement et d’une peine d’amende (...) quiconque – hormis les cas énumérés aux articles précédents – pratique une incitation (...) en vue de dissuader les appelés d’effectuer leur service militaire (...)”
GRIEFS
Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant estime que la série de poursuites et de condamnations dont il a fait l’objet est en soi contraire à cet article.
Sur le terrain de l’article 9 de la Convention, le requérant allègue qu’en raison des poursuites pénales et des condamnations, son droit de pensée et de conscience a été méconnu.
Invoquant les articles 5 et 8 de la Convention, le requérant se plaint d’une violation de ces articles.
EN DROIT
Le requérant se plaint de ce qu’il a été poursuivi et condamné en raison de ses convictions. A cet égard, il invoque les articles 3, 5, 8 et 9 de la Convention.
Ainsi formulés, la Cour estime que ces griefs tombent sous le coup de l’article 9 de la Convention, aux termes duquel:
“1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.”
Applicabilité de l’article 9 de la Convention
Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 9 au cas d’espèce. Il fait valoir que selon la jurisprudence constante des organes de la Convention, cette dernière ne garantit pas en tant que tel un droit à l’objection de conscience.
Le requérant maintient ses allégations et soutient que l’article 9 est applicable au cas d’espèce.
La Cour estime qu’il est indiqué de joindre la question d’applicabilité de l’article 9 au bien-fondé du grief tiré de cette disposition même.
Délai de six mois
Le Gouvernement excipe de la tardiveté de la requête. D’après lui, étant donné que le caractère obligatoire du service militaire découle de la législation interne, le requérant ne disposait d’aucune voie de recours efficace pour remédier ses griefs. Dans ces circonstances, la date à prendre en compte pour le commencement du délai de six mois aurait dû être celle à laquelle le requérant a reçu sa feuille d’appel sous les drapeaux. Constatant que la date de l’appel n’était pas précisée dans la requête, le Gouvernement soutient que la date à laquelle le requérant avait brûlé les papiers de convocation lors de la conférence de presse à Izmir, à savoir le 1er septembre 1995, peut être retenue comme le point de départ du délai. En conséquence, selon le Gouvernement, la requête aurait dû être introduite le 1er mars 1996 au plus tard et en tant que telle, ne respecte pas la règle de six mois prévue par l’article 35 § 1 de la Convention.
Le requérant conteste ces arguments. Ayant dû faire face à une série de poursuites et de condamnation en raison de ses convictions, il prétend qu’il a été victime d’une série d’éléments constitutifs d’une situation continue. Le requérant avance que le délai de six mois ne commence à courir qu’à partir du moment où la situation litigieuse prend fin.
La Cour relève d’emblée que le requérant ne se plaint pas d’un acte instantané, mais se réfère à une succession de condamnations prononcées par les tribunaux nationaux à chaque fois qu’il s’est déclaré “objecteur de conscience” et a refusé de revêtir l’uniforme militaire. Cette série de poursuites et de condamnations se résume en une situation continue contre laquelle le requérant ne possédait aucun recours en droit interne. La Cour rappelle que lorsque la violation alléguée consiste, comme dans le cas d’espèce, en une situation continue, le délai de six mois ne commence à courir qu’à partir du moment où cette situation continue a pris fin (voir parmi d’autres, Çýnar c. Turquie, no 17864/91, décision de la Commission du 5 septembre 1994). Les circonstances incriminées par le requérant trouvant encore à s’appliquer au moment de l’introduction de la requête (comparer avec Ersöz, Çetin, Kaya, Ülkem Basýn ve Yayýncýlýk Sanayi Ticaret Ltd c. Turquie, no 23144/93, décision de la Commission du 20 octobre 1995), l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement au titre de l’article 35 § 1 de la Convention ne saurait être retenue.
Quant au fond
Le Gouvernement souligne en premier lieu qu’en droit interne, l’obligation d’effectuer le service militaire s’applique à tous les hommes de nationalité turque, et ne souffre d’aucune exception pour des motifs de conscience. Il souligne en second lieu que le requérant a été reconnu coupable d’insubordination militaire pour avoir violé les dispositions relevant de la discipline militaire. Selon le Gouvernement, les faits reprochés au requérant étaient de nature à provoquer une certaine inquiétude et même un bouleversement parmi les appelés et pouvaient légitimement justifier une sanction pénale. Se référant aux affaires Heudens c. Belgique (no 24630/94 décision de la Commission du 22 mai 1995) et Autio c. Finland (no 17086/90 décision de la Commission du 6 décembre 1991), le Gouvernement soulève par ailleurs que l’article 9 de la Convention doit être interprété à la lumière de son article 4 et que le droit à l’objection de conscience ne n’est pas reconnu en tant que tel par la Convention.
Le requérant conteste ces thèses. Il rappelle qu’à chaque fois qu’il refusait de porter l’uniforme militaire, il a été condamné et emprisonné et que suite à sa remise en liberté, il a été reconduit à son régiment, condamné et emprisonné à nouveau pour son refus de porter l’uniforme. Pour le requérant, cette série de poursuites et de condamnations sans fin n’est pas proportionnée quant aux buts visés par les autorités nationales.
A la lumière des arguments des parties, la Cour estime que la requête pose des problèmes de fait et de droit qui nécessitent un examen au fond. Il s’ensuit qu’elle ne saurait être déclarée manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour constate en outre qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Joint au fond la question d’applicabilité de l’article 9 au cas de l’espèce.
Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.
T.L. EARLY / J.-P. COSTA
Greffier adjoint / Président